dans le reflet de ton crâne
je décèle le visage
de toutes celles qui se sont succédé
jusqu’à ta naissance
infinie spirale de ventres déployés
une dentelle de chair
tissée de sang
un même élan
se déploie
jusqu’au bout de mes doigts
qui effleurent
tes os délicats
entre tes atomes évanescents, mère-fleuve
j’accède à la transparence du monde
là où le vent se module en un seul cri
celui de ma naissance
et ton dernier râle
un même souffle
Je ne savais rien de la mort avant celle de ma mère.
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Puis, elles se sont multipliées.
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Yolanda, mon exubérante fée marraine italienne, maman de la mienne, dont les éclats de rire de gamine faisaient croître des soleils dans mes heures les plus obscures, s’est éteinte quelques jours avant son 90e anniversaire.
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Jade, Yumi et Zaëlle, mes créatures félines magiques, qui m’ont accompagnée pendant près de deux décennies, ont disparu une après l’autre en moins de deux ans, laissant derrière elles une maison ancestrale trop silencieuse.
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Sur mon bureau, la dernière lettre de ma grand-mère oscille sous le souffle du ventilateur, comme si ma fée marraine l’agitait de manière espiègle. Hello my dear, I love you very much with all my heart. Elle m’a répété son amour si souvent, avec ces mêmes mots et d’autres tout aussi forts, en me serrant contre elle de toute sa vigueur ; l’empreinte de son intensité resurgit chaque fois que mes yeux rencontrent son écriture élégante, encre bleue sur papier doux. Juste à côté de ce message, le regard de ma mère m’observe, avec attention.
Cette nuit, je suis absorbée par une scène de mon roman en chantier. Ma narratrice, une femme du futur, entre en fusion avec de multiples êtres disparus depuis longtemps. La fusion est reliée à la totalité de l’existence de ces créatures, mort incluse, et non pas à un seul moment de leur vie. Cette idée est évidemment en lien avec les multiples deuils que je viens de traverser, mais elle a germé après des lectures concernant l’intrication quantique.
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L'intrication est un phénomène de la physique quantique qui se produit lorsque deux particules subatomiques, telles que des électrons ou des photons, sont unies de manière à ce que l'état quantique de chacune des particules soit intimement lié à celui de l'autre, indépendamment de la distance qui les sépare.
Dans mon modus operandi artistique, le temps de maturation d’un texte de fiction s’accompagne d’une pratique en art numérique. Il y a trois décennies, avant l’avènement des métavers qui m’ont fait découvrir la photographie virtuelle et la modélisation 3D, j'explorais la photographie analogique ; j’utilisais mon Pentax K1000, une caméra au boîtier entièrement mécanique ; je trouvais des modèles, des lieux ou des objets à mettre en lumière, je vivais un moment exquis pendant la prise de vue puis je passais des nuits entières enfermée dans ma chambre noire, à développer mes films argentiques, à agrandir des photos sur papier fibre, dans un état hypnotique. Ma voix littéraire surgissait à ce moment-là, sans crayon ni clavier, libre, entre mes neurones ; j’entendais des phrases murmurées par ma première narratrice, une entité floue, sans visage, mais dont la présence s’intensifiait en moi. Ma fascination pour la superposition des états vient peut-être justement de cette étrange façon d’entrer en création de deux manières différentes à la fois. Tels des organes au sein d'un même corps, ces processus se stimulent réciproquement.
Mes yeux glissent de l’écran vers le portrait monochrome de ma mère, appuyé sur une pile de livres sur mon bureau. Sa tête se détache sur fond noir. Elle me dévisage de manière frontale, directe. J’ai réalisé ce portrait quelques semaines avant sa mort. Quand je suis soucieuse, je plonge mon regard dans le sien. Son expression semble inquiète, mais la plupart du temps elle dégage une aura de sérénité, et parfois même de l’enthousiasme. Je sais que je projette sur cette image mon propre état émotionnel, que son embryon de sourire a été dynamisé par l’énergie du groupe situé hors champ alors que sa douleur physique était insoutenable. Or, cette photographie est une trace réelle. J’y retrouve l’odeur de la peau de ma mère ; le pli de ses lèvres me fait entendre le timbre de sa voix. La courbe de ses paupières supérieures laisse glisser le souvenir de ses larmes qui appellent les miennes.
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Ma mère persiste, tout entière, dans mon champ de perception. Elle est à la fois morte et vivante.
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Du moins, elle est parfaitement intriquée, en moi.
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modélisation & animation 3D | images numériques | vidéo | texte : KAROLINE GEORGES
musique: ALEX FOREST